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Le charme discret du Grand Spigolo à Etretat par Piotr Packowski

Un très beau texte de Piotr Packowski sur une ascension du spigolo dans la falaise d'Etretat. Serait-ce possible aujourd'hui ? Pas certain vu les éboulements comme à la fenêtre d'azur. Dans les années 60, c'était l'âge d'or à Etretat. Les premières voies datent des années 30 avec les voies de Pierre Allain en 1936. Le Spigolo a été ouvert en 1964.
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Le charme discret du Grand Spigolo d'Etretat par Piotr Packowski

à Francis

Un samedi soir, début de juin 1990. Un coup de téléphone de Bocia : J'ai planifié pour demain une sortie du club à Etretat mais personne ne veut venir. Ca t'intéresse?

'Bien sur Francis! Rejoins-moi demain à Louviers vers 8 heures ! On partira avec une voiture, la marée basse est à 8h45!'

Je pars de Sèvres vers 6 heures. Personne sur l'A13. Francis est déjà prêt. Nous prenons l'autoroute en direction du Pont de Tancarville.

Le matin le parking d'Étretat est quasiment vide. Nous mettons nos baudriers et les chaussons puis nous nous dirigions rapidement vers le Trou de l'Homme. Pendant le trajet Francis dit: on va faire le « Grand Spigolo ». J'ai ramené une perceuse sans fil, on sera probablement obligé de changer quelques broches.*

Nous sommes à l'heure au pied de la voie mais la marée n'est pas exactement basse.

La Mer est déjà là! Merci Francis ! Tu t'es trompé de trois quarts d'heure ! Nous pataugeons jusqu'au genoux dans l'eau salée. C'est ma première sortie à Étretat, je me doute de la surprise.

Francis me laisse faire la première longueur. C'est du 4, après 20 mètres tu dois trouver le premier clou! - dit Francis d'un ton espiègle. Bon, j'ai compris.

Je m'engage sur l'itinéraire récemment submerge par des flots. Je navigue parmi des algues, la mousse, les coquillages collés à la paroi. La savonnette. Même un petit crabe me dit bonjour.

Francis arbore son sourire énigmatique. Ça va Piotr? Ça va! Je touche le piton en question qui casse comme du verre. Je rafistole un point d'assurance avec une lame en titane 'Made in Soviet Union', échangée avec plusieurs autres pitons contre quelques mousquetons français. C'était la 'coopération technologique' avec des alpinistes russes. Enfin le relais sur une broche et une cigarette bien méritée.

Bocia arrive en rouspétant car il a pris un silex sur l'épaule. J'entame la deuxième longueur et je remplace deux broches. Les mouettes nous regardent, nichées dans leurs trous. Je l'assure, la corde sur ma poitrine pour empêcher qu'elle ne se prenne dans les gros silex. Il commence à faire chaud. Je regrette d'avoir pris mes pantalons de montagne en Gore-Tex. Je regarde vers la mer : Francis fait une pose cigarette syndicale. Cela me fait penser à une photo de Georges Livanos. La cigarette au bec.

L'ambiance d'Etretat me plait. C'est plus pourri que l'Eiger. C'est peut être plus impressionnant qu'à l'Eiger. C'est la Normandie - réplique Francis.

Puis il avale la troisième longueur, encore deux broches pourries. Il perce des trous. La pile va-t-elle tenir? Heureusement ce n'est pas du granit.

Tu peux venir Piotr ! J'arrive en compote.

J'ai envie de virer mon casque et mon pantalon. Je rejoins Francis qui me propose la dernière goutte d'eau, un bout du fromage et, bien sûr, une cigarette.

J'ai vu la topo avant partir, je sais que la dernière longueur est pour moi. Je remplace encore une broche , puis la deuxième, mais la pile de la perceuse est déjà vide. Je prends le pied sur la ferraille pourrie qui tient mes 92 kilos. A la dernière broche suspecte, je me lève avec un skyhook de chez Clog. Un peu plus haut j'enfonce dans un trou une demi-broche à glace de chez Salewa. Ça tient !

Puis le couloir de sortie en terre rougeâtre. Francis ! Tu pouvais me dire de prendre un Chacal ! Bocia rigole.
Enfin la pelouse. La mer monte. Les mouettes tournent autour de nous comme des choucas. Francis arrive en sueur. J'aperçois un groupe de touristes qui nous prennent en photo. Un Japonais arrive et il nous offre une bouteille de Coca. Francis s'assied et me jette un paquet de cigarettes que j'attrape au vol avant qu'il ne tombe dans le vide. Exactement comme dans le film de Melville, Le cercle rouge, quand Corey (Alain Delon) balance à Vogel (Gian Maria Volonté) un paquet de Gitanes. Nous nous regardons en souriant. Sans prononcer un mot. Le sourire de Francis devient moins énigmatique qu'au début de la voie. Dans le style de Léonardo, un grand architecte d'horizons nouveaux.

À la descente je dis à Francis: je vais plonger un peu en apnée. Puis, je vais chercher mes PMT (palmes, masque, tuba) dans la voiture. Je plonge, Francis se baigne aussi. Les premiers plagistes d'été ne comprennent rien en voyant deux spécimens humains avec leurs casques et leurs baudriers se mettre en slip et nager.
Puis, en silence nous rentrons à Louviers. Francis propose un barbecue. Nous parlons peu. Les étoiles scintillent à travers des arbres. Nos yeux aussi scintillent et transpirent dans l'obscurité. Quand retournerons-nous à Étretat ou ailleurs? Francis est pensif. Je ne dis rien, non plus, pour ne pas empiéter sur ce territoire de solitude commune.

Je sais que dans une heure je dois rentrer à Sèvres. Dans une heure l'autoroute m'engloutira.

Piotr Packowski

* Les broches : en Normandie longues tiges métalliques enfoncées à la masse ou scellées qui font l'office des pitons.

Étretat : Haute Normandie, Falaise d'Aval

Première ascension : Francis Bocianowski, Jean Vic, 1964. V, A2, 120 mètres

Piotr Packowski

* Les broches : en Normandie longues tiges métalliques enfoncées à la masse ou scellées qui font l'office des pitons.

Etretat : Haute Normandie, Falaise d'Aval

Première ascension : Francis Bocianowski, Jean Vic, années 60. V, A2, 120 mètres




Actu proposée par Piotr PACKOWSKI

Mise en ligne le mercredi 13 décembre 2017 à 11:16:42

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