Les Dossiers du G.H.M.

Cinquantenaire de la première ascension de la face nord de la Corne de Chamois

 

Lieu: Haut-Giffre

Date: 2020-08-04

Confidentiel: Non


Objet :

La première ascension de la face nord de la Corne de Chamois, du 2 au 4 août 1970

Tout un chacun connaît René Desmaison et ses exploits emblématiques, des hivernales mythiques du Freney aux Jorasses en passant par les expéditions lointaines au Jannu ou au Huandoy...Cependant par delà ces faits majeurs largement décrits, certains épisodes de moindre ampleur dans son interminable liste de courses ont-ils pu également constituer des pépites.

Ainsi dans sa série d'ouvertures rocheuses en Préalpes trouve-t-on cette première pour le moins originale : la face nord de la Corne sud-ouest de Chamois du Tenneverge, dans le massif du Haut-Giffre. A l'époque de sa réalisation au début des années 1970, cette réalisation « marquait un peu la fin de l'alpinisme de conquête dans les Préalpes » dixit un de ses protagonistes, Pierre Cerquetta. S'agissant du Haut-Giffre, massif relativement isolé de par sa sauvagerie, les Cornes de Chamois n'avaient en tous les cas pas connu d'activité exploratoire depuis leurs premières ascensions, plus de quatre décennies auparavant ! La première de la Corne nord-est (2563m) avait en effet été réalisée le 20 juillet 1905 par Émile-Robert Blanchet avec les guides Émile Revaz et Alexandre Bochatey (cotée D) ; celle de la sud-ouest (2515m), plus difficile, le 4 octobre 1925 par le même Émile-Robert Blanchet, guidé cette fois par Armand Charlet et Antoine Ravanel (250m/TD/V).

Que reste-t-il de cette première, un demi-siècle après jour pour jour ? L'auteur a pu contacter les trois compagnons de cordée du Maestro, fringants septuagénaires à l'humour bien trempé, pour nous évoquer à leur façon leurs souvenirs de ce morceau choisi d'histoire du « Préalpinisme », fruit d'un subtil mariage entre verticalité, friabilité et pesanteur...

Les photos publiées dans le présent dossier sont toutes de Guy Delaunay et Pierre Cerquetta, avec leur aimable autorisation. Les illustrations sont extraites de l'ouvrage "Du mou sur la rouge" de Guy Delaunay.


Note :

- Comment est né le projet de cette ascension ?

- Pierre Cerquetta : En 1970, j'avais déjà fait quelques grosses courses avec René Desmaison. Comme chaque saison depuis mes 15 ans, j'étais venu passer mes vacances d'été à Chamonix, j'allais avoir 23 ans. René m'a alors proposé de partir pour une première...Moi la Corne de Chamois je ne savais pas ce que c'était, je n'en avais jamais entendu parler : pour moi la Corne de Chamois c'était juste le sommet situé au pied de l'Aiguille de la République aux Grands Charmoz ! Mais il m'a expliqué que c'était dans le Tenneverge, sommet que je situais quand même à l'époque. Il m'a ensuite expliqué : « Voilà, j'ai déjà fait quelques tentatives, dont une avec Pierre Mazeaud, on a échoué à chaque fois ! Ça va être la grande course du coin : il y a un kilomètre de paroi vierge et le sommet n'a été escaladé qu'une seule fois par Armand Charlet ».

[NDLR : Mazeaud et Desmaison avaient déjà fait une tentative à la Corne de Chamois, en 1957 ou 1958 d'après Mazeaud récemment interrogé à ce propos ; le mauvais temps avait alors forcé la cordée à redescendre par les pentes du Pas Noir sous l'orage et les chutes de pierres. A une date inconnue avant l'ascension de 1970, Desmaison avait sinon déjà gravi les 400m du socle situé au pied même de la Corne - la première de ce socle étant attribuée à J.Borca et S.Pédat en 1968].

- Guy Delaunay : Moi par contre je n'étais pas du tout au courant de l'endroit où l'on se rendait ! Mais à un moment donné durant le trajet automobile entre Chamonix et le Cirque, Desmaison nous a désigné du doigt notre objectif : il montrait le sommet du Môle !

- Philippe Deudon : Je ne me souviens plus vraiment comment je me suis retrouvé intégré à ce projet. Je grimpais avec Desmaison tous les week-ends à Fontainebleau, on s'amusait à essayer de battre ses records de vitesse... Il m'avait également « engagé » quelques fois dans les Alpes pour l'aider sur des projets ponctuels, comme lors de cette tentative de monter une tente BHV à Pâques au sommet du Mont Blanc.

[NDLR : Philippe Deudon est le fils de Jean Deudon, ancien membre du GHM de 1931 à 1991, qui fut notamment membre de la première expédition française au Karakoram en 1936]

- Comment se sont réparties les cordées ?

- PC : On est en fait partis à deux cordées : René et moi pour la première, et en deuxième cordée, il y avait Philippe Deudon et Guy Delaunay. La répartition des rôles était la suivante : René grimpait en tête et ouvrait la voie, il pitonnait. Moi derrière je n'avais pas à dépitonner parce qu'il y avait la cordée suivante ; je m'occupais de grimper, de monter mon gros sac sur le dos et de tirer un énorme sac de hissage. Dans la deuxième cordée, Philippe grimpait en tête, donc il n'avait pas à pitonner, c'était équipé, craignos mais bon...et enfin Guy venait en dernier, c'est lui qui dépitonnait.

-PD : René grimpait en tête assuré par Pierre, tandis que Guy et moi grimpions en flèche derrière avec des gros sacs, nous occupant effectivement du dépitonnage. C'était souvent comme cela que René emmenait ses clients : nous étions présents en tant que « cordée de soutien », au cas où...

- Vous étiez chargés ?

- PC : Oui on était parti avec 200 pitons quand même...Il y avait du poids et puis de la flotte, de quoi bouffer, un peu de cognac, de quoi fumer...enfin bon ça n'était pas ça qui pesait lourd, c'était la ferraille!

- Vous avez donc tous les trois découvert cette montagne la veille ?

- PC : Oui on est arrivé la veille avec la Volvo de René. On a découvert la Corne de Chamois et ce cirque que personne ne connaissait à part lui, le soir, à la tombée du jour...(silence goguenard)

- Plutôt impressionnant du coup ?!

- PC : Certes !...Alors pour se donner du courage, j'ai une diapo qu'avec un peu d'humour l'équipe des « Éditions Guérin » a annoté : « préparation pour face nord de la Corne de Chamois » ! Ça c'était du Rosé de Savoie ! On a donc installé une tente à côté de la bagnole de René dans le pré, on a bouffé, picolé et puis après on s'est endormi.

Et le lendemain, le 2 août, on a donc attaqué bien chargés par le Pas Noir. Au pied de la face, on a décidé de remonter par cette espèce de dièdre, de rampe qui monte à gauche dans la face ouest... On hésitait entre remonter directement la face ouest, bien visible du Fer à Cheval, ou basculer de l'autre côté en face nord. Dans les deux cas, tout le haut surplombe! On est donc remontés par du rocher assez pourri. De toute façon c'est pourri partout là-dedans, le beau rocher de la Corne de Chamois !

- De quelle roche s'agit-il ?!

- PC : Ça s'appelle du Malm gris du point de vue géologique. C'était plutôt mauvais tout le long, surtout dans le second tiers.

- GD : L'ascension était effectivement une remarquable leçon de géologie. En ce sens on distinguait nettement les trois couches de la face ouest superposées, une fois parvenus à la jonction des deux faces ; celle marquant le haut de la face ouest étant vraiment impressionnante de par sa raideur. Le rocher était par contre un peu meilleur en face nord.

[NDLR : d'après le site « Geolalp » de Maurice Gidon, il s'agit de l'empilement de trois couches du Jurassique supérieur : les couches basse et supérieure, les plus raides et compactes, constituées de « calcaires Tithoniques » ; la couche intermédiaire, moins raide et plutôt friable, avec au-dessus le profil calco-schisteux de l' « Argovien », en dessous le profil marno-schisteux des « Terres Noires »]

- Vous arriviez à ne pas faire partir trop de caillasses ? Mieux valait ne pas être derrière ?!

- PC : Comme disait René : « Il faut avoir la main légère et le pied optimiste ! » Sinon effectivement, niveau protection, c'était limite. On avait emmené entre autres des grandes broches à glace tubulaires en U pour s'assurer. Les relais tenaient, on s'est pas cassés la gueule, mais c'était juste quoi, fallait pas trop gigoter sur les points.

- PD : Pour ma part je me souviens d'un tas de caillasses branlantes, avec beaucoup de rocher délité, de « piles d'assiettes » pas très agréables. A un moment donné je me suis pris une pierre détachée par la cordée de tête qui m'a enfoncé le casque jusqu'aux yeux, ce alors qu'en tête de la deuxième cordée je m'agrippais dans une profonde fissure très délitée !

- PC : A la fin de cette première journée, on a donc bivouaqué en haut du dièdre. Dans ce que je tirais, il y avait plusieurs jerricans de flotte de plus de 5L car on ne savait pas combien de temps on allait rester là-dedans. Et donc on a passé la première nuit tranquilles, on avait trouvé un bon bivouac allongés sous un surplomb, on n'était pas mal...

- GD : Si la qualité de la roche était effectivement pourrie, on a eu par contre la chance d'avoir deux très beaux emplacements de bivouacs, de véritables abris très confortables où la grêle ne posait aucun problème. C'est que cette montagne est un vrai château d'eau, situé en bordure d'un plateau dont les strates convergent toutes côté cirque, alors la montagne est creusée de toute part.

- Vous entendiez des chutes de pierre la nuit ?

- PC : Non pas là, pas de chutes de pierre. Nous on faisait tomber des caillasses la journée mais sinon on n'a eu aucunes chutes de pierres spontanées. Il n'y avait pas de chamois dans la face et puis il n'y avait personne de toute façon ! On n'avait pas non plus la météo qu'il y a maintenant, alors après que les cumulus aient poussé toute la journée ça n'a pas loupé, on s'est pris l'orage, toute la nuit ça a été le spectacle son et lumière ! Du coup, je n'ai pas fermé l'oeil, ça m'avait quand même un peu impressionné ! Après avoir bouffé, on boit un coup de gnôle, on fume et puis René remonte le clippet de son sac de couchage et me fait : « Allez salut Pierrot à demain! » et il s'endort, comme ça ! Nous on a pas dormi de la nuit mais lui si !

Lendemain matin beau temps. René tout content regarde un peu le temps qu'il faisait :
« - Ah tu vois Pierrot c'est bon, ça va être comme hier, on aura beau temps toute la journée et puis sûrement l'orage dans la soirée » !
- Qu'est ce qu'on fait alors ?
- On fait comme prévu, on monte ! ».
Donc au deuxième jour on est sortis de cette espèce de couloir sur l'arête ouest à gauche et on est passés côté nord, sur l'autre face qui se termine en surplomb. Il y a 700m en tout : les 600 premiers mètres raides ou verticaux, les 100 derniers mètres en dévers. Ça nous a pas semblé très logique de passer à droite directement dans la face ouest, on est passés à gauche sous la partie surplombante de la Corne dans la face nord.

Donc là c'était juste après avoir contourné le fil du pilier. On était dans des entassements de trucs merdiques avec des toits qui avançaient au dessus du vide c'était, c'était... Bon là c'est René, toujours devant.

- Vous avez fait la majorité de l'itinéraire en libre ?

- PC : Oui, il y avait de l'escalade artificielle à la fin, dans le dévers, mais sinon beaucoup de libre.

Ça c'est toujours le deuxième jour, j'aime beaucoup cette photo qu'a prise Guy Delaunay, je trouve qu'elle a de la gueule ! On voit René entrain de grimper, avec ses chaussettes sur son sac, avec les caillasses qu'il fait tomber ! (Attention : il y a un artefact, une rayure sur la pellicule et ce qu'il dégage réellement).

Ça c'est plus haut au deuxième jour, René est en face et moi je commence à traverser. Ça c'est Philippe Deudon, qui est à un des relais. Il fallait descendre un peu pour remonter dans les merdouilles en face.

Ça c'est dans la même traversée, mais vu de René. Les deux casques, c'est Philippe et Guy. C'était des conneries de faire ça, c'était vraiment des conneries...

- Apparemment ça n'a pas l'air très technique, par contre la qualité du rocher laisse songeur!

- PC : Ça n'est pas très dur mais tu n'as rien qui tient alors c'est « ambiance » quoi...Il ne suffit pas de savoir passer du 6 d'une main la tête en bas, il faut savoir poser les pieds ! Au dessus il y avait des cannelures, des fissures qui étaient plus techniques. On a fait pas mal d'artificielle avant d'arriver au second bivouac.

Et alors qu'on n'était pas encore arrivés, l'orage est arrivé plus tôt que la veille. Les deux dernières longueurs avant le relais se sont donc faîtes sous la flotte et l'orage s'est déclaré quand on est arrivé au second bivouac. On était à peu près à 600m de haut dans la face et on est arrivés sur une espèce de toute petite vire qui renfonçait dans le grand dévers.

D'un coup la grêle se met à tomber, réflexion de René : « Tu vois Pierrot, quand il grêle, c'est que l'orage va être fort » !! Ce soir-là on était donc plus haut, juste à 100m du sommet, c'était un peu stressant. On s'est assis tête bêche, avec les cordes sous les fesses pour s'isoler du rocher. Sur notre assurance, on a mis un morceau de toile Vinyle pour se protéger et on a passé la nuit comme ça. Donc nouvelle nuit d'orage, René : « Salut Pierrot, à demain », et moi pas dormi, comme la nuit d'avant !

Donc là c'est le lendemain matin au bivouac, le troisième et dernier jour, dans le haut de la face Nord, et on se prépare à partir pour les 100 derniers mètres.

Et là qu'est ce qu'on voit arriver dans le ciel : un avion de voltige, un biplan (sûrement un Stampe), qui était piloté par notre ami Gaffier de Chamonix. Il était venu nous voir et faire des photos pour voir où on en était et si tout allait bien ! C'était sympathique, d'autant que ça n'est pas facile de faire du vol en montagne près de sommets comme ça, qui déclenchent beaucoup de turbulences quand le vent souffle.

Cherchez les fourmis sur l'image ci-dessus : la solution ci-dessous !

Et donc voilà René au départ, juste au-dessus du bivouac, en escalade artificielle, il nous restait deux longueurs à faire au-dessus, physique quand même.

Là il est au relais, avec le marteau qui pend en dessous, plein gaz. Juste après il avait pris un petit vol.

Alors vint mon tour. Les deux jours précédents j'avais grimpé avec mon gros sac et le sac de hissage sur la seconde corde selon la méthode suivante : je montais quelques mètres, me vachais sur un clou puis je tirais mon second sac, c'était épuisant ! Et donc là, au matin du troisième jour, après le second bivouac sous l'orage sans dormir pour ma pomme, je me mets à l'attaque. Ça démarrait d'abord dans un dévers un peu à droite du bivouac, puis assez haut au dessus il fallait faire une longue traversée assez expo vers la gauche. Je pars dans le surplomb, en artificielle...Et là subitement je me sens en forme, alors que je me disais encore juste avant d'attaquer : « Le troisième jour, ça va être dur » ! Alors j'étais là, entrain de m'étonner moi même, vachement content : « Quand même t'es pas mauvais parce que au troisième jour d'une course pareille, être aussi bien! ». Je sors alors du surplomb, j'arrive au niveau de la traversée. A ce moment, René qui d'en-dessus ne pouvait pas me voir, m'aperçoit de son relais, moi tout content, 10m en face de lui !
« Mais Pierrot ?!
- Quoi qu'est-ce qu'il y a ?
- Mais ton sac, il est où ton sac ?!
- Ah nooooooon !!! ». J'avais laissé les deux sacs au bivouac ! On a donc fait un va et vient, on a tiré le sac du relais puisque les autres étaient encore au bivouac. C'était rigolo !

Après deux longueurs on est donc sortis de ce truc dans un dernier surplomb. René m'a pris en photo à la sortie de la dernière longueur. J'ai l'air un peu fatigué quand même, eh oui c'est le troisième jour !

Pour finir, Guy Delaunay a fait s'écrouler le dernier surplomb en dépitonnant, tellement le rocher était bon ! Il s'est donc retrouvé pendu au bout de la corde, transformé en lustre, le rocher heureusement ne l'a pas embarqué ! On l'a tiré jusqu'au sommet !

- GD : Effectivement alors que je dépitonnais (à la chaîne), le surplomb que j'enjambais m'a littéralement filé entre les jambes ! Je me suis donc retrouvé en plein vide avant de me raccrocher au mur. C'est la première et dernière fois que l'expérience m'est arrivée ! C'est d'ailleurs cet épisode ainsi que d'autres durant l'ascension qui sont à l'origine de quelques uns des dessins parus dans « Du mou sur la rouge ».

- D'après mes sources, quand René est arrivé au sommet, il aurait tourné les talons et dit : « Je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays!», est-ce vrai ?

- PC : Non c'est la légende ça, ce qui a du être mis en exergue par les journalistes. De mémoire, la manchette dans l'article du Dauphiné Libéré disait : « « Pour rien au monde nous n'y retournerons ! » a dit René Desmaison et ses compagnons » ! Ceci dit c'est vrai qu'on avait vraiment pas envie d'y remettre les pieds. Je veux dire, s'il ne faut déjà pas être très censé pour aller se lancer là-dedans, il faut être encore moins censé pour y retourner ! Non, on avait vraiment grimpé dans une poubelle...

- Vous étiez donc les seconds ascensionnistes de cette montagne, 50 ans après Armand Charlet.

- PC : Oui c'était la première de la face nord et la seconde ascension de la montagne [NDLR : il faudrait d'ailleurs attendre 1973 pour voir une première répétition de la voie Charlet de 1925!]... Et donc on était bien contents d'arriver là-haut tous les quatre. Au sommet, on a trouvé un cairn, avec une bouteille et un papier avec les noms de Armand Charlet, Émile-Robert Blanchet et Antoine Ravanel. Nous, iconoclastes comme on l'était, on a cassé la bouteille, récupéré le papier, et pour laisser une trace de notre passage, le gros sac rouge de hissage que j'avais tiré derrière moi pendant trois jours, tout déchiré, on l'a rempli avec les caillasses du cairn pour qu'il s'envole pas et on l'a donc laissé exprès debout sur le sommet [NDLR : les restes du sac sont encore visible de nos jours].

- GD : Moi sur le moment au sommet j'étais presque déçu qu'on jette cette bouteille dans le vide !

- PC : Ensuite le papier a eu sa petite histoire...René l'avait pris en disant : « Faudrait qu'on le rende à ce con de Charlet !», ou un truc dans ce goût là car ils étaient fâchés ! C'était quand même un type exceptionnel Charlet, exceptionnel...Et donc Philippe Deudon qui le connaissait a dit : « Écoutes René, moi je vais lui rapporter ». Quelques jours après, avec Guy, il rend donc visite à Armand Charlet, qui était encore en vie :
« - Bonjour Monsieur Charlet, je vous rapporte un papier que vous aviez laissé au sommet de la Corne de Chamois après sa première ascension!
- Ah c'est gentil!
- Parce que on vient de faire la première de la face nord avec Desmaison!
Et l'autre l'arrête :
- Ne prononcez jamais ce nom sous mon toit! ».

- GD : Pour ma part c'était la première fois que j'allais chez lui, le type était étonnant, très sévère... Je l'ai revu une seconde fois ensuite lors du marathon de l'Aspi. Charlet m'avait alors toisé d'un air réprobateur car je restais allongé à siroter l'air ambiant. Claude Dufourmantelle m'avait alors suggéré de venir grimper avec lui pour donner le change auprès du vieux Maître!

- Lors de la première, Charlet avait fait ce qui était considéré comme le plus grand rappel de l'époque.

- PC : Oui et en plus il n'est pas certain que le profil du terrain soit resté identique à ce qu'il était quand Charlet l'a remonté, c'est tellement pourri... Donc on a regardé quand même avec beaucoup d'inquiétude de tous les côtés. On savait qu'il fallait piquer sur l'espèce de brèche qui sépare les deux cornes. On tirait les rappels sur deux cordes de 50m et René descendait en premier. Au premier rappel on l'a assuré. Et puis arrivé en bout, il a pitonné un relais et après on est descendus les uns derrière les autres. C'était vachement raide, on touchait pas ! Puis on a tiré un second rappel plus court et on est arrivé dans le couloir issu de la brèche qui donne sur le vallon de Tenneverge. Alors on a contourné la Corne par l'espèce de grande vire en caillasse pourrie qui en ceinture le pied, puis emprunté ce que j'appellerai les « Gazons Maudits », avec le Pas Noir et pour finir on est rentré sur Chamonix. Et le soir il y avait le troisième orage traditionnel qui était là et nous on s'en foutait, on n'y était plus !

- GD : Pour ma part, c'est la descente qui m'a sans doute le plus marqué ! Dans le vallon de Tenneverge, on s'est d'abord « détendus » dans un petit lac où l'on s'est baignés à poil : l'eau était gelée ! Puis est venue la traversée sous la Corne... Chargé comme un mulet du dernier sac de portage, mes chaussure dérapaient dangereusement sur les schistes mouillés. Sous ce soit disant passage de chasseurs de chamois, il restait 300 ou 400 m de falaise, et le moindre faux pas risquait de m'envoyer prendre un raccourci fatal. C'est comme si on se déplaçait sur le toit d'une pagode. Mais j'étais tellement heureux et fier! J'étais conscient que nous venions de réaliser un truc énorme. Ayant rejoint le groupe à un moment donné, j'ai suggéré de « prendre le raccourci » direct par la falaise !

- Pourquoi avoir attaqué directement par cette face ? Pour découvrir le terrain là-bas, il y a quand même d'autres voies plus accessibles ?

- PC : À l'époque on en parlait dans le milieu. Parmi mes copains, j'avais déjà entendu parler de la Corne de Chamois, qu'il y avait une voie à ouvrir dedans. Blanchet et Armand avaient vu cette face, mais logiquement ils avaient commencé par faire la première de la voie "normale". Et René, c'était quand même au moins la troisième fois qu'il venait exprès pour cette face.

D'ailleurs pendant que l'on grimpait, mes parents étaient venus nous suivre au pied, depuis le cirque du Fer-à-Cheval ; Simone, la femme de René à l'époque, était également venue. Et donc, ils nous regardaient d'en bas aux jumelles, pensant nous trouver dans la face ouest qui domine le cirque. Or le troisième jour on avait déjà basculé de l'autre côté dans la face nord. Alors ils voient débarquer une bagnole avec quatre jeunes mecs dedans : c'était Alain Freret, lui aussi un client de Desmaison, avec trois copains. Eux débarquent, voient des gens regarder avec leurs jumelles :
« - Ah qu'est ce que vous faîtes, vous regardez, on peut regarder aussi ? »
Mon père qui ne les connaissait pas, dit :
- Ah vous venez pour voir ?
- Mais qu'est ce que vous cherchez ?
- Je cherche à voir mon fils.
- Mais qu'est ce qu'il fait ?!
- Ben il est dans la paroi !
- Ah bon ? Mais qui est avec lui ? »
- Pierre Cerquetta (A l'époque je n'étais pas connu du tout). Mais il est avec René Desmaison. Ils sont quatre, ça fait trois jours qu'ils sont partis. »
Freret venait pour ça avec ses trois copains ! Donc ça veut dire que c'était un truc qui était un peu connu dans le milieu, quand même...Après cela, il a gentiment proposé à mes parents d'aller nous chercher à Emosson, côté suisse, croyant qu'on ne pouvait pas redescendre versant Sixt.

- GD : Parvenus à la nuit épuisé tout au pied de la face, alors que je titubais dans les buissons des phares s'allument et j'entends : "taxi ?". C'était justement Alain Freret, qui était parvenu à remonter avec sa DS surélevée parmi les « arcosses » pour nous accueillir à notre arrivée au pied de la foutue montagne !

- Quelle place tient cette course dans votre parcours d'alpiniste ?

- PC : Physiquement, au Huandoy j'avais pris des risques mais c'était moins des risques de chute que là! Des premières qu'on a faites ensemble dans les Alpes, c'est quand même celle qui m'a le plus marqué par son engagement, les risques, l'exposition. Ce qu'on a fait après, c'était dangereux, exposé aussi, mais là... Je pense que c'est la plus dangereuse qu'on ait faite, de loin la plus casse-gueule! Et quelle ambiance... Il fallait vraiment un génie devant, et là René n'avait pas son pareil dans ce genre de terrain.

- GD : Tout au long de l'ascension, j'ai partagé la confiance totale que nous avions en René, qui réussissait à s'élever dans les piles d'assiettes comme s'il ne pesait rien, tout en délicatesse et en douceur. En ce sens l'ascension s'est passée sans inquiétudes.

- PD : Pour ma part, cette course ne demeure pas un souvenir impérissable. Le seul souvenir que j'en garde, c'est surtout d'avoir gravi un tas de caillasses et cette pierre sur le casque! Autant j'ai aimé retourner aux Petites Jorasses, autant là je ne l'aurais jamais refaite !

- Du coup la cotation finale, ça donnait quoi ?

- PC : Nous on a côté ça ED...et ça le vaut bien ! Techniquement, en haut, dans le dévers c'était cher, même si on est passé en artificielle. Après il y avait des endroits qui étaient plus ou moins difficiles. Et en bas c'était... Ah c'est vraiment difficile d'estimer, celui qui cote ça il est fort en cotation !!!

- Vous aviez quand même fait un topo ?

- PC : Non, le topo est simple : « Corne de Chamois, Face Nord, ED, rocher extrêmement mauvais, à déconseiller formellement » ! Faire un topo c'est bien quand l'itinéraire présente un intérêt particulier afin que des gens puissent le répéter. Moi j'aurais tendance à dire que pour une course comme ça, ceux qui viendront s'engager un jour éventuellement à nouveau dans cette course n'ont pas besoin de topo. En plus, il doit certainement y en avoir une bonne partie en bas à l'heure qu'il est !

- Quelles autres ouvertures avec Desmaison avez vous fait par la suite ?

- GD : Quelques jours plus tard, le même quatuor sans Pierre - remplacé justement par Alain Fréret, on était allés ouvrir une nouvelle voie à l'Olan, dans du terrain bien pourri aussi ! [NDLR : les 7,8 août 1970]

- PC : L'année suivante on a ouvert une voie à la Pointe de Platé. Le haut était bien, dans une espèce de dièdre qui était en rocher assez solide, mais le bas c'était vraiment mauvais, d'après René du 6 très expo, péteux, péteux, péteux [NDLR : ouverte le 29 juillet 1971 par les mêmes protagonistes, sauf Philippe Deudon remplacé par Yves Serant]. J'ai sinon pas mal grimpé avec René dans le Dévoluy, c'était notre fief un peu le Dévoluy, on aimait bien ! On a ouvert ensemble deux voies en 1972 à droite dans la face nord-est du Pic de Bure avec Michel Claret. J'y retourne souvent maintenant faire de la peau de phoque ou de la via ferrata. J'ai gardé un grand amour de cet endroit, et ça n'est pas loin de chez moi en plus.

- Ces voies ont-elles été répétées ?

- PC : Les deux qu'on a ouvertes au Pic de Bure n'ont jamais été refaites. Il y en a une dont la moitié est d'ailleurs dans le pierrier en bas, t'as 300m de tache jaune maintenant [NDLR : qui effaça également deux autres ouvertures de Desmaison de 1973 avec Xavier Chappaz, puis avec le même et Pierre Mazeaud]. C'est comme le pilier Bonatti qui est devenu le pierrier Bonatti ! Je ne crois pas que celle de la Pointe de Platé ait été refaite non plus... Je pense qu'aucunes des quatre voies qu'on a ouvertes ensemble dans les Alpes n'ont jamais été refaites, mais c'était pourri hein, donc dangereux. Et la plus forte impression, pour moi, c'est quand même resté la Corne de Chamois.

- Pas eu de difficultés ou de tensions entre vous durant l'ascension ?

- PC : Entre nous ça n'a jamais été tendu. Guy Delaunay en plus, c'est un mec très marrant [NDLR : l'auteur du suave et pédagogique ouvrage : « Du mou sur la rouge ! »]. On était à nouveau ensemble à l'ouverture de la Pointe de Platé. Philippe Deudon n'était pas un triste non plus, René pareil...On se marrait bien quoi, c'était la belle vie !

- Une belle histoire en somme !

- PC : Disons que c'est une histoire assez intéressante car elle marque un peu la fin de l'alpinisme de conquête dans les Préalpes. C'est intéressant pour ceux qui sont passionnés d'alpinisme et pour ceux qui, par hasard, pourront entendre parler de cette montagne.

Bibliographie :

« Hors des chemins Battus », Émile Blanchet, Éditions Victor Attinger, Lausanne, 1932.
Revue « La Montagne & Alpinisme » :
- Article sur la première de la Corne Sud-Ouest par la face est en 1925.
- Article sur la seconde de la Corne Sud-Ouest par la face ouest et nord en 1970.
- Article sur la troisième de la Corne Sud-Ouest et seconde par la face est en 1973.
« Dauphiné Libéré », article du 6 août 1970.
« La montagne en direct », Chandelier Antoine, Éditions Guérin, 2010.
« Du mou sur la rouge », Guy Delaunay, 1974, épuisé (l'ouvrage, pas Guy).



Dossier proposé par Rodolphe POPIER
Mis en ligne le mardi 04 août 2020 à 00:04:42

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