ANALOGIE


Les éditeurs d'ouvrages de montagne ont parfois l'idée judicieuse de nous offrir deux ou trois livres qu'il convient absolument de lire, car ils marquent de façon indélébile l'histoire de la littérature alpine. C'est le cas cette année avec " Naufrage au Mont Blanc " d'Yves Ballu et " Secours en montagne, chronique d'un été " d'Anne Sauvy. Deux livres magnifiques et pleinement aboutis, qui d'une certaine façon se complètent admirablement.

1) YVES BALLU : AUTOPSIE D'UN NAUFRAGE

Reprenons les faits. L'action se déroule à Noël 1956. Jean Vincendon, aspirant guide parisien de 24 ans, et son compagnon Belge François Henri, 23 ans, décident de tenter l'ascension hivernale de l'éperon de la Brenva au Mont-Blanc. Ce n'est certes pas une première hivernale, puisque Jean Couzy et André Vialatte ont gravi l'éperon dans la journée, l'hiver précédent. D'ailleurs, deux amis de Vincendon et Henry -- Dufourmantelle et Caseneuve - ne viennent-ils pas de répéter l'exploit l'hiver suivant ? Qu'importe. Première ou pas, Vincendon et Henry décident que la course, par son ampleur,  mérite tout de même d'être tentée. A aucun moment ils ne doutent de leurs compétences physiques et techniques.
Il faut dire aussi - et Yves Ballu le fait très bien - que les deux alpinistes brûlaient de rentrer au G.H.M. C'était pour ces jeunes alpinistes, un but beaucoup plus important qu'un diplôme de guide : une consécration qui leurs permettraient un jour, peut-être, d'être sélectionnés pour une grande expédition nationale. La démarche deux hommes peut paraître bien ambitieuse, mais que serait l'alpinisme sans ambitions ? Comment se serait façonnée l'histoire alpine -- et même himalayenne --,  s'il n'y avait pas eu des hommes prêts à en découdre pour en écrire les plus belles pages ?
Au refuge de la Fourche, les deux garçons rencontrent Walter Bonatti. Ce dernier, accompagné d'un client, s'apprête à tenter la première hivernale de la voie de la Poire sur ce même versant du Mont-Blanc. Finalement, le lendemain, retardé par des difficultés plus grandes que prévues, le guide italien change d'avis. Après une longue traversée ascendante, il rejoint puis double la cordée Vincendon-Henry engagée comme prévu sur l'éperon de la Brenva. Les quatre hommes - bien que progressant en cordées séparées - font course commune jusqu'au sommet de l'éperon. Là, malheureusement les choses se précipitent car la tempête arrive. Difficilement, Bonatti et son client arrivent à gagner le refuge Vallot. Les deux italiens sont persuadés que la cordée franco-belge se trouvant à quelques  centaines de mètres, va suivre sans problème. Las. Les deux hommes sont épuisés et finissent par se perdre dans le brouillard. C'est alors que commence l'un des plus grands drames que le Mont-Blanc ait connu, car qu'elles soient héliportées ou terrestres, les tentatives de sauvetages et les prises de décision tardives vont peser lourdement dans la balance…
Aujourd'hui, on a peine à imaginer qu'un tel drame puisse se reproduire sur le versant français du géant des Alpes. ( C'est là, bien-sûr, que les lecteurs pourront faire une judicieuse analogie entre les secours des années 50, et ceux d'aujourd'hui décrits par Anne Sauvy dans son dernier livre).
Respectueux de ménager le suspense et les péripéties du récit aux futurs lecteurs ne connaissant pas - ou très peu --  cette tragédie, je n'irai pas plus loin. Que les lecteurs sachent simplement qu'il s'agit là d'une histoire vraie, que les secours en montagne - héliportés notamment - n'en étaient qu'à leurs balbutiements, que de vives polémiques ont secoué durement le monde de la montagne, à Chamonix notamment.
Autant parfois Yves Ballu peu agacer  - quand par exemple dans un article il prophétise sur " l'avenir fini " de l'histoire de l'alpinisme - autant là, il retrouve la place qui est naturellement la sienne : celle d'un très bon écrivain de montagne. Avec ce livre qui relate  avec justesse, me semble t-il, l'un des événements les plus terribles de l'histoire alpine, il nous éblouit. Non seulement ce texte méritait d'être écrit, mais pour se faire, il réclamait une enquête très pointilleuse. L'auteur de " Les Alpinistes " y est parvenu avec justesse. Il a su s'entourer des témoignages d'une grande partie des acteurs contemporains du drame. Grâce à un regard intime sur la vie des deux alpinistes bien avant la course, nous arrivons à mieux cerner qui ils étaient - leur milieu, leurs rêves… --,  et surtout à comprendre l'engrenage qui peu à peu les a conduits à vivre pareil cauchemar. Par un formidable travail de recherche, l'auteur -- qui a consacré plus d'une année de sa vie à ce projet -- est aujourd'hui en mesure de nous donner une véritable Ïuvre historique. La seule à ma connaissance qui existe sur ce douloureux  sujet.
Il y a cependant fort à parier qu'après la lecture de ce livre, les polémiques - même après toutes ces années -- reprendront de plus belle. De nombreuses plaies sont loin d'être cicatrisées…
Est-ce vraiment ainsi que les choses se sont passées ? Qu'elle est la véritable responsabilité des guides de Chamonix ? des sauveteurs ? De L'E.M.H.M ? Des pilotes d'hélicoptères ? Des médias ? De Bonatti ?
Je me garderai bien de répondre à toutes ces questions,  pour deux raisons. La première est que, comme je l'ai écrit plus haut, l'auteur a retrouvé de nombreux témoins privilégiés du drame, et a priori,  il n'y a aucune raison de mettre en doute les affirmations des uns et des autres. La seconde, c'est tout simplement que l'année 1956 étant celle de ma naissance, je ne pouvais donc pas être à la fois… au four  et au moulin ! Pas de jugement personnel donc sur " l'affaire " elle même. J'estime que c'est en priorité aux hommes et aux femmes qui ont de très près vécu cette terrible aventure -- en faisant parler leurs souvenirs au plus juste --, qui sauront nous dire si cet ouvrage s'inscrit ou non dans la réalité des faits. Mon opinion concerne donc uniquement la construction littéraire de l'ouvrage, car le risque majeur que prenait Yves Ballu en écrivant cette histoire, était celui de faire un mauvais livre : c'est très loin d'être le cas !
La seule critique que je ferais à l'auteur est minime. Elle concerne un dialogue de la page 14, où il fait dire à l'un de ses personnages que " … le Groupe de Haute Montagne, c'est l'élite de l'alpinisme français ". Là forcément je tique un peu, car chacun sait que le G.H.M -- même en 1956 --, a toujours regroupé l'élite alpine internationale. De même que certains lecteurs buteront sur le mot " Montenvert " écrit avec un T, alors que " Montenvers " prend un S. Mais qui peut prétendre ne pas avoir de " coquilles " dans  l'un de ses livres ? Certainement pas moi ! Parions que ces deux " erreurs " seront corrigées dans une future réédition. En refermant cet ouvrage, on est tout à la fois très ému et indigné. Preuve qu'Yves Ballu a merveilleusement réussi son pari.

2) ANNE SAUVY : IMMERSION PROFONDE… POUR CAUSE DE CHEF-D'ÎUVRE  ACCOMPLI !

Plus de 40 années se sont donc écoulées depuis la dramatique histoire de Vincendon et Henry. Aucun de nos grands écrivains de montagne n'avait jusqu'ici entrepris d'écrire ce qu'a été l'évolution réelle du secours en montagne ; l'importance qu'il a pris dans la " société montagnarde " d'aujourd'hui, voire même dans la société tout court. Il manquait donc à la littérature alpine un grand livre témoignage sur le sauvetage, mais aussi et surtout, un regard clair et lumineux sur le côté humain  -- et inhumain -- des secours en montagne. Grâce à Anne Sauvy, le fossé est à présent comblé. Majestueusement !

Dans le passé, Anne Sauvy nous a prouvé qu'elle avait plus d'une bonne nouvelle sous sa plume. Aujourd'hui, avec " Secours en montagne, chronique d'un été " et de manière différente,  elle nous donne une preuve supplémentaire et éclatante de son talent.
Tout commence en 1994. L'auteur du " Jeu de la montagne et du hasard " décide d'entreprendre la rédaction d'un livre qui rendrait compte - en la romançant --  d'une journée de secours au P.G.H.M de Chamonix.
Ce fut donc " Nadir ", un roman magnifique, plébiscité avec juste raison par de très nombreux lecteurs. Mais, aussi merveilleux soit-il, et même s'il s'inspirait de la réalité, " Nadir " n'était, pour Anne Sauvy - mais elle ne le savait pas encore --, qu'un galop d'essai.  Car, sans en avoir pleinement conscience, l'écrivain allait faire sienne cette phrase de Léo Ferré qui dit : " Au vrai qu'est-ce qu'un roman sinon un amoncellement d'autrui ? Rien ne se fait, en art, en dehors du fait observable ".Très vite donc, l'auteur des " Flammes de pierre " allait donner vie à un projet rendu beaucoup plus ambitieux par la grâce d'un travail d'observation pointilleux, sur la réalité des faits. Elle entreprit alors de rédiger un document à partir de secours  cette fois bien réels, couvrant une saison entière au P.G.H.M de Chamonix. Ce fût l'été 1997.
Petite précision qui paraîtra à certains superflue, mais qu'il convient tout de même de rappeler : avec plus de mille interventions annuelles le P.G.H.M de Chamonix est devenu aujourd'hui le plus grand centre de secours en montagne du monde. C'est sans doute le parallèle le plus intéressant avec le livre d'Yves Ballu ; car à travers de nombreux  exemples, le lecteur constatera que si en 1956 deux hommes bloqués sur les pentes du Mont-Blanc posaient un problème quasi insurmontable aux sauveteurs, aujourd'hui il n'en va plus de même.
Le livre commence donc début juillet 1997 à la D.Z de Chamonix. Il se termine fin septembre. Si le début de saison commence dans un calme relatif, bien vite les événements et les drames vont s'accélérer. Chaque jour, hélicoptères et équipages décollent. Chaque jour, Anne Sauvy est à la D.Z. Minutieusement, elle observe et note ce qui s'y dit et ce qui s'y passe, avec un regard et une faculté d'analyse objective des événements.
D'entrée, elle  prévient le lecteur : " Ce n'est pas du reportage que je veux faire, c'est aller plus profond que les faits bruts ". Aussi, à mesure que j'avançais dans la lecture de cet ouvrage, je ne pouvais m'empêcher de penser à Zola. Est-ce là un rude compliment ?
Oui, car l'auteur de " La ténèbre est l'azur " semble lui avoir emprunté son goût de l'enquête rondement menée, de la phrase descriptive pleinement aboutie. Sans doute obtient-elle cette fabuleuse magie des mots parce qu'elle a su s'immerger complètement dans le quotidien des secours, un peu à la manière de Zola descendant dans les mines pour écrire Germinal. C'est l'une des raisons qui font que la lecture de " Secours en montagne " est captivante. Ce n'est pas la seule. D'ailleurs, il ne faudrait surtout pas que le lecteur de cet article s'imagine qu'Anne Sauvy a rédigé un simple journal de relation de faits divers heureux ou malheureux. Non. D'ailleurs elle-même écrit : " Ce qui m'intéresse, ce sont les gens, non les faits dramatiques, même si je dois les prendre en compte ". C'est pourtant l'une des raisons qui manquera de faire basculer le projet le 29 juillet. Après la mort de l'un des sauveteurs, Régis Michoux, Anne Sauvy note : " J'arrête donc ce livre. C'est trop. Je ne voulais pas cela ". Bien-sûr, une poignée d'amis vont l'encourager à poursuivre, mais elle seule devra puiser dans sa volonté et dans son propre courage pour décider de continuer. La réussite d'un grand livre tient très souvent à peu de chose…
C'est donc toute l'âme d'un écrivain conjuguée à une passion immense pour la montagne et ceux qui l'animent - alpinistes, guides, sauveteurs, pilotes, médecins, mécaniciens…-- qui ressort tout au long des pages de cet ouvrage à la foi magnifique et essentiel.
Car ce livre est indispensable à plus d'un titre. Tout d'abord, il nous montre de l'intérieur et avec précision tous les rouages de l'organisation du secours en montagne français, n'hésitant pas à faire des parallèles avec d'autres pays  -- la Suisse par exemple - où la gratuité des interventions n'existe pas. Ensuite, Anne Sauvy a intelligemment mis en scène trois secours d'autrefois - Bobi Arsandaux à la Verte en 1931, Guy Labour sur le glacier des Nantillons en 1934 et Christian Van Cauwerberghe, toujours à l'Aiguille Verte, mais en 1954 - comme points comparatifs et traits d'union entre les secours d'hier et d'aujourd'hui.
A cela, il faut aussi ajouter des chapitres captivants sur le rôle des médias, la gratuité des secours, la prévention, ou bien encore des réflexions sur des cas litigieux de responsabilité en montagne...
L'ouvrage d'Anne Sauvy est très beau. L'écriture simple, limpide, directe est en parfaite symbiose avec le milieu décrit. A ce réalisme chaleureux, l'auteur ajoute un sens aigu de l'analyse des faits, avec le souci constant de se montré digne des événements et des hommes dont elle parle. Si ce livre se lit d'une traite, c'est qu'il possède également le ton et les couleurs d'un véritable livre d'aventures.
Certains penseront peut-être que l'on en sort dévasté ?  Eh bien non ! C'est tout le contraire ! On en ressort vivifié et plus fort, avec un respect immense pour tous les hommes qui participent aux secours à Chamonix notamment, lieu où se déroule l'action. Et puis on en ressort aussi avec une admiration profonde pour l'écrivain, en se disant que finalement bien peu ont une telle capacité à faire émerger cette sensibilité à fleur de plume ( de cÏur ?) mêlée à un réel souci du bonheur d'écrire une Ïuvre durable et qui fera date.

Jean-Marie Choffat
Secrétaire du G.H.M




Yves Ballu : Naufrage au Mont-Blanc. Editions Glénat 1998, 428 pages.
Anne Sauvy : Secours en montagne, chronique d'un été. Editions Arthaud 1998, 524 pages.